Pollution : "La condamnation de la France renforce le préjudice d'éco-anxiété"

Publié le 08 novembre 2019

Droit public et Environnement

La France a été condamnée par la justice européenne pour ses émissions de gaz. Une décision qui pourrait conforter ceux qui veulent attaquer l'État.

Le dioxyde d'azote (N02), ce gaz toxique émis principalement par les véhicules diesel, n'est pas juridiquement tolérable au-delà d'un certain seuil. C'est ce qu'a rappelé la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) à la France dans sa décision du 24 octobre. Après la Pologne et la Bulgarie, c'est au tour de l'État français d'être épinglé pour avoir manqué à ses obligations issues de la directive « qualité de l'air » du 21 mai 2008. Sa faute ? Avoir dépassé de manière « systématique et persistante » la valeur limite annuelle pour le dioxyde d'azote depuis le 1er janvier 2010, dit l'arrêt. Douze agglomérations françaises sont concernées par ces dépassements : Paris, Marseille, Lyon, Nice, Toulouse, Strasbourg, Montpellier, Grenoble, Reims, Clermont-Ferrand, Toulon et la vallée de l'Arve (en Haute-Savoie).

Que risque la France si elle ne se conforme pas à cette décision ? Les victimes de la pollution pourront-elles plus facilement engager la responsabilité de l'État et voir leurs préjudices indemnisés ? Les réponses de l'avocate Auriane Baud, du cabinet Cornet Vincent Ségurel.

Le Point : Le programme d'actions visant à améliorer la qualité de l'air a commencé à porter ses fruits puisque l'on observe dans plusieurs régions une diminution des niveaux de pollution. Cela n'a pourtant pas suffi à exonérer la France de sa responsabilité. Pour quelle raison ?

Auriane Baud : Pour la CJUE, qui avait été saisie par la Commission européenne en mai 2018 sur les cas de la France (mais aussi de l'Allemagne, du Royaume-Uni, de l'Italie, de la Hongrie et de la Roumanie), la France a non seulement méconnu les valeurs limites de NO2 à ne pas dépasser, mais elle a aussi méconnu son obligation de mettre en place des mesures efficaces permettant d'atteindre ses objectifs de qualité de l'air dans de courts délais. Autrement dit, la Cour estime que si des plans ont été adoptés, ils ne prescrivent pas des mesures suffisantes pour prévenir les dépassements des valeurs limites, dépassements qui demeurent, depuis plusieurs années, consécutifs, « systématiques et persistants ».

Les juges ont par ailleurs écarté les difficultés structurelles (évolution des modes de transport, évolutions démographiques…) dont s'est prévalu l'État français, rappelant à celui-ci qu'il était tenu de se conformer au droit européen depuis 2010.

Cet arrêt rejoint une position similaire adoptée par le Conseil d'État dans une décision du 12 juillet 2017. Le juge national a pointé le non-respect par la France de ces mêmes obligations et estimé que les dispositions de la directive « qualité de l'air » imposent à l'État une obligation de résultat. L'arrêt précise en effet qu'en cas de dépassement des valeurs limites de concentration de polluants dans l'air, l'État ne peut se contenter de prévoir un plan visant à réduire les polluants (circulation alternée par exemple), mais doit s'assurer que les mesures prévues par ce plan permettent de façon effective de revenir en deçà des seuils limites prévus par le code de l'environnement dans le délai le plus court possible. Il devait en informer la Commission européenne avant le 31 mars 2018.

Et qu'a fait la France ?

En février 2018, la France a transmis son plan d'action à la Commission européenne, intégrant en particulier l'élaboration par les préfets de feuilles de route « opérationnelles » définissant les actions locales de court terme permettant de revenir rapidement sous les seuils ainsi que des mesures spécifiques portant sur les émissions des véhicules, la circulation restreinte, les émissions liées au chauffage… Le groupe de travail du Sénat, sur la lutte contre la pollution de l'air, a émis des doutes sur ce plan. La Commission européenne l'a également jugé insuffisant puisqu'elle n'a pas hésité à saisir la CJUE du recours ayant donné lieu à l'arrêt du 24 octobre dernier.

Sous quels délais la France doit-elle exécuter la décision européenne ? À quelles sanctions s'expose-t-elle si elle ne le fait pas ?

L'arrêt de la CJUE n'impose pas de délai à la France pour se conformer à cette décision et exécuter ses obligations européennes, dans la mesure où elle n'a aucun pouvoir d'injonction à l'encontre de la France. Les institutions européennes laissent habituellement un délai « raisonnable » aux États pour se conformer au droit européen. Toutefois, si la France ne s'y conforme pas, elle s'expose à de nouvelles procédures devant la Commission européenne et la CJUE avec assurément un risque de lourdes sanctions financières compte tenu de l'ancienneté de la violation de la directive. Le risque est donc pour la France essentiellement financier, étant précisé que les sanctions financières (amendes et astreintes) peuvent être particulièrement lourdes ; « à titre d'exemple, en 2011, la France a été condamnée à payer près de 58 millions d'euros à la Commission européenne pour n'avoir pas pleinement exécuté un arrêt rendu en 2005 en matière de contrôle des activités de pêche », écrivent Coline Robert et Andréa Rigal-Casta (Pollution de l'air : moyens d'actions et application du préjudice d'anxiété). L'Allemagne et le Royaume-Uni, eux aussi poursuivis devant la CJUE, sont confrontés à ces mêmes risques.

Concrètement, que doit faire l'État français ? Légiférer plus strictement sur la qualité de l'air ? Sanctionner les pollueurs ? Le projet de loi de finances prévoit une augmentation du malus auto pour les véhicules les plus polluants…

L'État français devra notamment faire voter des lois pour se conformer à la directive « qualité de l'air ». Le projet de loi « mobilités », en cours de discussion, tentera de répondre à cet objectif. Sur le long terme et dans la mesure où l'amélioration de la qualité de l'air implique une multiplicité d'acteurs (État, collectivités territoriales, industriels, particuliers), différents leviers devront être actionnés. L'outil fiscal par exemple, par des taxes supplémentaires ou des aides incitatives, pourrait favoriser les changements de comportement des industriels et des particuliers.

Les personnes s'estimant victimes de la qualité de l'air peuvent-elles se baser sur cette décision pour obtenir réparation de leurs préjudices ?

Cette décision ouvre en effet la possibilité d'engager la responsabilité de l'État devant les juridictions administratives. Encore faut-il, pour que l'État soit condamné à réparer les éventuels dommages subis par les victimes de la pollution de l'air, faire la preuve d'un lien de cause à effet entre l'inaction de l'État et les pathologies invoquées.

Plusieurs contentieux ont été portés en 2019 devant le juge administratif, qui a reconnu formellement la faute de l'État du fait de l'insuffisance des mesures prises en matière de qualité de l'air, notamment entre 2012 et 2016 dans la région Île-de-France (jugement du tribunal administratif de Montreuil du 25 juin 2019 et trois jugements du tribunal administratif de Paris du 4 juillet 2019). Toutefois, ces recours ont été rejetés en raison du défaut de preuve apportée par les victimes du lien entre leurs problèmes respiratoires et l'absence de mesures efficaces pour remédier à la pollution.

Faute de pouvoir établir un lien de cause à effet entre la pollution et les pathologies, elles pourraient tout au moins faire valoir leur préjudice d'anxiété ?

En effet, les victimes potentielles pourraient se prévaloir d'un préjudice d'anxiété tenant à des angoisses et des inquiétudes du fait de l'inaction de l'administration. Ce préjudice a été invoqué dans le cadre des contentieux de l'amiante. Le Conseil d'État a admis que « le risque élevé de développer une pathologie grave, et par là même d'une espérance de vie diminuée » pouvait être indemnisable. La Cour de cassation reconnaît aussi la possibilité pour les salariés exposés à l'amiante d'invoquer ce type de préjudice. Le contentieux lié à la pollution de l'air, dont les effets sont désormais largement étayés par des études scientifiques, pourrait suivre le même chemin et ainsi se voir appliquer cette même jurisprudence comme le suggèrent Coline Robert et Andréa Rigal-Casta (Pollution de l'air : moyens d'actions et application du préjudice d'anxiété). La décision de la CJUE ne peut que renforcer ce sentiment d'anxiété climatique pour la population, et par là même le préjudice d'éco-anxiété des victimes.

 

Source : Interview d'Auriane BAUD (Avocat chez Cornet Vincent Ségurel) pour Le Point, par Laurence Neuer

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